La commune d’Ans a interdit à ses employés le port de signes convictionnels sur le lieu de travail à la suite d’un litige avec une employée.
Cette employée souhaitait en effet garder son foulard dans l’exercice de ses fonctions.
La commune a catégoriquement refusé, et dans la foulée, a imposé dans son règlement de travail une stricte neutralité interdisant de fait, le port de signes convictionnels ou idéologiques.
L’employée, s’estimant lésée, a porté l’affaire devant le tribunal du travail de Liège qui a interrogé la Cour de Justice de l’Union Européenne.
L’avocat général de cette Cour de Justice s’est montré plutôt favorable à la décision de la commune. Cet avis pourrait-il faire jurisprudence dans toutes les villes et communes de l’Union Européenne ?
Cela n’est pas aussi simple.
Sibylle Gioe, avocate de la plaignante affirme par communiqué :
« Non, l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne n’est pas favorable à la Commune d’Ans : son règlement qui interdit les signes religieux au travail est susceptible de constituer une discrimination.
Dans ses conclusions du 4 mai 2023, l’avocat général Collins suggère à la Cour de Justice de l’Union européenne de maintenir, dans les grandes lignes, sa jurisprudence habituelle. »
L’avocate poursuit :
« Si l’objectif de garantir un traitement impartial des citoyens est, dans l’absolu, légitime, la Commune doit encore prouver, de manière concrète et factuelle, l’existence d’un besoin véritable d’adopter ce règlement à Ans pour garantir un traitement égal des usagers de l’administration.
Cette démonstration paraît épineuse, puisqu’un tel règlement n’est pas nécessaire dans d’autres administrations communales de Belgique où prévaut la neutralité inclusive. »
Quelles sont les conséquences concrètes de cet avis donné par l’avocat général de la Cour de Justice Européenne ? qu’est-ce que la neutralité exclusive ? Est-elle applicable ? Explications avec Mehmet Saygin, juriste et auteur du livre La laïcité dans l’ordre constitutionnel belge (éditions Academia, 2015).
Musulmans.be : l’avocat général de la Cour de Justice de l’UE va dans le sens et soutient la ville d’Ans dans sa décision d’interdire les signes conventionnels.
Quelle interprétation donnée à cet avis ?
Mehmet Saygin : l’avocat général de la Cour de Justice de l’UE ne va pas en tant que tel dans le sens de la Ville d’Ans et il ne soutient pas non plus la décision de cette dernière d’interdire le port de signes convictionnels. Il donne son avis sur la question de savoir si la décision de la commune d’interdire le port visible de signes convictionnels aux membres de son personnel peut se justifier au nom du principe de neutralité et il répond positivement. Il ne soutient pas en tant que telle cette approche et il ne dit pas que le principe de neutralité implique nécessairement une interdiction. En fait, l’avocat général avait déjà adopté en 2017 et en 2021 cette position dans des affaires qui concernaient le secteur privé (sic).
Et puis, en 2022, il a adopté la même position dans une affaire qui concerne une société immobilière de service public. L’avis rendu par l’avocat général dans l’affaire impliquant la Ville d’Ans n’est donc ni nouveau, ni inédit. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’en 2022, la CJUE a indiqué ou plutôt répété que prévoir une interdiction ne contrevient pas au principe de neutralité (sans pour autant dire que c’est forcément dans cette voie qu’il faut s’engager), mais de surcroît, elle a insisté sur le fait qu’il ne suffit pas de déclamer que la neutralité l’exige, il faut en plus démontrer qu’il y a un besoin, une nécessité dans le contexte donné.
Musulmans.be : il s’agit de l’avis de l’avocat général. Faut-il en comprendre que c’est aussi l’avis de la Cour de justice de l’UE ?
Mehmet Saygin : l’avocat général participe aux procès et rend un avis. Il revient ensuite à la CJUE de rendre son arrêt. L’avis de l’avocat général n’est pas contraignant pour la CJUE, mais ses conclusions sont souvent prises en considération et sont souvent indicatives de l’arrêt de la CJUE dans l’affaire. Il est donc probable que la CJUE suive l’avis de l’avocat général, surtout au vu de sa propre jurisprudence de 2017, 2021 et 2022. À suivre.
Musulmans.be : on évoque de possibles répercussions sur toute l’UE. Est-ce le cas ?
Mehmet Saygin : l’avis de l’avocat général s’inscrit dans le cadre d’un renvoi préjudiciel par le tribunal du travail de Liège. Celui-ci a donc demandé à la CJUE d’apporter un éclairage sur la conformité au droit de l’UE. L’arrêt que va rendre la CJUE aura un impact sur l’ensemble des États membres de l’UE, puisqu’ils sont tous soumis aux directives européennes en matière d’égalité de traitement. Cela dit, la CJUE ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l’affaire conformément à l’arrêt de la CJUE.
Cette décision lie, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire. Tout cela signifie qu’il reviendra en fin de compte au tribunal du travail de Liège de trancher le cas d’espèce. En ce sens, on peut se poser la question de savoir si interpeller la CJUE sur ce sujet a encore un sens. Celle-ci apporte uniquement un éclairage abstrait, l’examen concret au cas par cas revenant aux États membres et à leurs juridictions.
Musulmans.be : dans le cadre de la notion de neutralité exclusive, jusqu’où et quand peut-elle s’appliquer ?
Mehmet Saygin : la notion de neutralité exclusive consiste à interdire tous les signes philosophiques ou religieux afin d’assurer une certaine cohésion interne entre tous les agents de la fonction publique. On se base sur le postulat qu’il existe une apparence neutre et que chaque prestataire du service public doit adopter cette neutralité dans son apparence. On entend répondre aux éventuelles préoccupations d’usagers du service public qui craindraient un traitement partial de la part des prestataires du service public dès lors que ceux-ci porteraient un signe qui donne une indication quant à leur choix de vie sur le plan religieux ou philosophique. Cette vision se base sur la légitimité de la suspicion à l’égard de ce qui est visible.
Cette vision est juridiquement contestable, en témoigne la diversité de décisions rendues dans les affaires concernant le port de signes convictionnels au travail, notamment dans la fonction publique. La neutralité de l’apparence est une notion subjective. Il n’existe aucune apparence objectivement neutre (si ce n’est, éventuellement, la nudité dans laquelle naît chaque être humain, à l’exclusion de tout complément identitaire), chaque apparence étant l’expression d’éléments qui reflètent en tout ou en partie une culture, une éducation, une conviction, un contexte ou encore une époque. Imposer une supposée apparence neutre, c’est donc en fait imposer l’uniformisation des individus et sanctionner d’exclusion les personnes qui refusent cette uniformisation.
En ce sens, au lieu de parler de neutralité exclusive, il faudrait plus adéquatement parler d’exclusion sous couvert de neutralité. La neutralité suppose, en effet et nécessairement, l’inclusion. La seule conception raisonnable de la neutralité consiste à attendre des prestataires du service public que le service qu’ils rendent, que les actes qu’ils posent soient neutres. Et si un agent public se rend coupable de partialité ou de prosélytisme (à savoir d’une attitude militante qui va au-delà du simple choix religieux ou philosophique qu’il fait jusqu’à preuve du contraire uniquement pour lui-même), notre cadre juridique est suffisamment élaboré pour dissuader ce type d’attitude et sanctionner (uniquement) les individus qui s’en réclament le cas échéant.