Dans une étude de la KUL, l’université catholique de Louvain, plusieurs chercheurs dont Nadia Fadil (Arthemis Snijders, Kaoutar Boustani Dahan, et Lore Janssens) pointent les effets secondaires de la lutte contre la radicalisation sur les musulmans belges. Et les conséquences sont nombreuses : interdiction de voyager, perte d’emploi ou encore impossibilité d’ouvrir un compte bancaire.
Les départs en Syrie, les attentats de Bruxelles et ceux de Paris ont marqué les esprits de toute la population belge. Les politiques de lutte contre la radicalisation avaient donc pour objectif premier de mettre hors d’état de nuire les potentiels radicaux. Quelque peu désarmés, les responsables politiques n’ont peut-être pas pris toujours les bonnes décisions. L’adage dit « mieux vaut prévenir que guérir » mais en matière de libertés individuelles, les conséquences peuvent être importantes comme le souligne cette étude. « On a essayé de comprendre l’impact et les effets secondaires sur les personnes qui n’ont pas été la cible de ces politiques de lutte contre la radicalisation. Des personnes qui suspectent qu’à un moment donné leur nom a fait l’objet d’un signalement parce qu’elles rencontrent plusieurs problèmes : perte d’emploi : les personnes ne peuvent plus occuper leur poste comme bagagiste à l’aéroport, ou être fonctionnaire ; ou une interdiction de voyager voire refouler dans certains cas ; des interrogatoires plus poussés ; plusieurs personnes ont eu aussi des problèmes avec leur compte en banque : impossibilité d’en ouvrir un ou la fermeture du compte. Ces personnes, exceptées celles qui ont perdu leur emploi où le motif leur a été signifié, n’ont pas de certitude par rapport au fait qu’elles figurent dans une base de données parce que l’information est classifiée. Néanmoins, elles rencontrent de nombreux problèmes mais sans savoir quelle en est la source » explique Nadia Fadil, sociologue, anthropoloque et professeur à la KUL.
« Un sentiment d’injustice énorme »
Zakaria a 30 ans. Il pense être l’une des victimes des politiques de la lutte contre la radicalisation. Ses problèmes commencent en 2017 lorsqu’il prévoit de passer quelques jours dans un hôtel all-in en Turquie. « Nous avions réservé une semaine de vacances avec plusieurs membres de ma famille. Tout était en ordre, il ne restait plus qu’une formalité : la demande de visa que nous devions adresser sur le site du consulat turc. Mes deux beaux-frères font leur demande, ils reçoivent leur réponse favorable en quelques minutes. Mais lorsque j’essaye à mon tour d’introduire ma demande, un message m’indique que la demande est refusée. Je tente à plusieurs reprises mais la réponse est toujours identique. Je suis contraint finalement d’annuler mes vacances. »
« J’ai contacté l’office national des étrangers, la police nationale, l’Ocam, la sûreté nationale, les consulats… mais personne ne sait me répondre.«
Zakaria
Mais le calvaire ne s’arrête pas là. Deux ans plus tard, Zakaria projette des vacances avec sa famille et des amis, destination Dubaï. « J’avais réservé mon billet d’avion, les hôtels. Tout était prêt. Le jour j, lors de l’enregistrement de mes bagages, le steward m’annonce que je ne pourrais pas embarquer sur ce vol, je suis interdit d’entrée à Dubaï. J’étais furieux, j’ai ressenti un énorme sentiment d’injustice. J’ai essayé par tous les moyens de comprendre pourquoi on m’interdisait mais les employés me répétaient inlassablement, on ne peut rien pour vous, vous ne pouvez pas embarquer sur ce vol. »
Condamné sans jugement
Zakaria engagera un avocat mais la décision était administrative, la voix légale ne peut apporter de solutions. « J’ai contacté l’office national des étrangers, la police nationale, l’Ocam, la sûreté nationale, les consulats… mais personne ne sait me répondre.J’ai contacté deux avocats qui ont permis de contacter Interpol qui nous a indiqué que rien ne figurait dans mon dossier. Mon casier judiciaire est vierge, je n’ai jamais eu le moindre problème avec la justice et pourtant je suis traité comme un criminel. On m’a condamné sans procès. » Deux ans plus tard, Zakaria tente une nouvelle fois de se rendre en Turquie. « À Bruxelles, je passe tous les contrôles sans problème mais arrivé à la douane turque, l’inspecteur me dit vous avez des problèmes, vous ne pouvez pas entrer en Turquie. J’étais une nouvelle fois en colère, je ne comprenais pas ce que l’on me reprochait, on m’a isolé et gardé une nuit dans une pièce à l’aéroport et on m’a renvoyé le lendemain par le premier vol à Bruxelles. Après accord avec ma femme, elle est restée sur place avec nos enfants pour que nous ne perdions pas une nouvelle fois notre réservation. Les voir partir en larmes a été un déchirement et le sentiment d’injustice est simplement intense. Si j’étais coupable, j’assumerais les conséquences de mes actes, mais dans mon cas, je n’ai rien à me reprocher et plus encore, on me laisse dans une incertitude totale. Aujourd’hui, je me limite à rester en Europe où je peux circuler librement mais je garde un goût amer. »