Il y a 60 ans, le 17 février 1964, la Belgique et le Maroc signaient la convention relative à l’occupation des travailleurs marocains. Un acte qui allait profondément changer l’histoire de la Belgique contemporaine. Hajar Oulad Ben Taïb, chercheuse en histoire de l’immigration à l’Université Saint-Louis, revient pour Musulmans.be sur cette page particulière de l’histoire.
Musulmans.be : Pourquoi les travailleurs marocains rejoignent-ils la Belgique en 1964 ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Les Marocains arrivent avant, pendant et après 1964. 1964 est une année qui symbolise le début de la présence marocaine car un accord bilatéral d’échange de main-d’oeuvre est signé entre le Maroc et la Belgique. Il s’agit d’un accord-cadre, mais la majorité des Marocains rejoignent la Belgique en dehors de cet accord. En effet, ils arrivent en Belgique grâce à un visa touristique et entreprennent ensuite les démarches pour régulariser leur situation. Mais ils arrivent dans un contexte particulier : la Belgique a besoin de main-d’œuvre dans le secteur houiller et le secteur tertiaire. Il y a donc un assouplissement de la législation. Par ailleurs, cet accord signé en 1964 ne paraîtra au Moniteur belge qu’en 1977… L’explication est qu’on ne souhaite pas que les conditions négociées soient rendues publiques et qu’elles poussent d’autres pays à négocier de meilleures conditions. La Turquie a mieux négocié les termes de l’accord que le Maroc, par exemple. Des Marocains arrivent donc en Belgique suite à cet accord, mais il ne s’agit que d’une minorité. La Belgique signe quelques mois plus tard le même type d’accord avec la Turquie, les Marocains ne sont donc pas les seuls à arriver dans le cadre de cette immigration organisée.
Musulmans.be : Pourtant, sur son territoire, elle compte déjà de nombreux travailleurs d’origine espagnole et italienne.
Hajar Oulad Ben Taïb : Durant l’entre-deux-guerres et après la Seconde-Guerre mondiale, la Belgique a organisé le recrutement de la main-d’œuvre étrangère de
manière structurelle. Les patrons peinent à recruter, surtout dans le secteur du charbonnage où les Belges refusent de travailler dans ces secteurs réputés difficiles et dangereux. La Belgique signera alors des accords avec l’Italie en 1946, mais suite à la catastrophe du Bois de Cazier qui va causer des centaines de morts, dont de nombreux Italiens, l’impact sur l’opinion italienne est profond. Le gouvernement italien refuse d’envoyer des travailleurs en Belgique si elle ne s’engage pas à leur offrir de meilleures conditions de travail. La Belgique élargit alors ses recrutements en 1956-57, d’abord en Espagne puis en Grèce.
Musulmans.be : Comment s’organisent les départs ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Cela ne s’est pas déroulé de la même manière pour tout le monde. Mais de manière générale, c’est d’abord l’homme qui s’installe en Belgique. C’est une immigration communautaire : plusieurs hommes issus d’un même village ou des membres d’une même famille décident de faire ce voyage ensemble. Une fois ces hommes bien installés, ils sont alors rejoints, dans un second temps, par leurs femmes et leurs enfants. La Belgique met alors en place une politique attractive et encourage l’immigration familiale pour inciter les familles à s’installer en Belgique. Notre pays fait face au vieillissement de sa population, il faut donc résorber le déficit démographique et stabiliser cette main-d’œuvre étrangère, puisque la concurrence est importante pour cette immigration qui est mobile et qui peut décider à tout moment de tenter sa chance ailleurs dans un pays frontalier, par exemple.
Musulmans.be : Quel est le profil socio-économique de ces travailleurs ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Ils sont de deux types. Dans le cadre de l’accord-cadre, ce sont des hommes recrutés sur place après avoir passé une visite médicale et qui arrivent de manière organisée pour travailler dans les charbonnages belges. Pour les autres, ils quittent de manière volontaire le Maroc et gagnent la Belgique grâce à un visa touristique. Il s’agit de populations issues du Nord du Maroc, habitants dans les zones rurales où le contexte est hostile, sans perspectives d’avenir.
Musulmans.be : Quel rôle ont joué les femmes lors de cette immigration ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Les femmes ne participent pas à la décision de quitter leur pays, donc elles subissent la décision du mari. C’est un projet réfléchi par le mari et la femme suit son époux. Les femmes, plus que les hommes, vont vivre cette immigration de manière solitaire. Elles sont isolées, coupées de leur société d’origine. Elles vont donc vivre cette expérience de manière isolée et les possibilités d’interaction sont très limitées. Certaines vont travailler, d’autres pas. Mais le travail est irrégulier, de courte durée et dépend aussi de leur carrière de mère. Le travail des femmes vise à constituer une épargne ou à briser cet isolement.
Musulmans.be : À partir de quand ces populations décident-elles de s’installer définitivement ? Quelles sont les raisons ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Au départ, l’idée est que l’immigration est temporaire. L’objectif est de pouvoir se constituer une épargne pour améliorer les conditions de vie dans leur pays d’origine. Mais au final, il n’y a eu que très peu de retours. L’idée du retour au pays est une idée essentielle dans ce projet migratoire. Ce qui va pousser ces populations à s’établir définitivement c’est principalement la scolarité des enfants, dont certains sont nés en Belgique. L’école est perçue comme une possibilité d’ascenseur social: ils sont partis pour leur famille et sont finalement restés pour leurs enfants. De plus, le Maroc n’offre aucune perspective de réinsertion pour ces travailleurs. Repartir ? Mais vers quoi ?
Musulmans.be : Peut-on parler de choc culturel pour ses premières générations ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Pour les pionniers de l’immigration, il y a tout d’abord la décuverte de codes culturels méconnus et d’une langue étrangère, mais les difficultés les plus importantes seront rencontrées par les enfants de l’immigration. On peut surtout parler de choc culturel pour les enfants de l’immigration, qui arrivent encore jeunes ou qui naissent en Belgique. La difficulté sera de concilier la culture des parents, du pays d’origine avec celle du pays d’accueil. D’autant plus que les codes culturels du pays d’origine sont dévalorisées par les autorités éducatives comme les enseignants. Mais alors que nous en sommes à la quatrième génération, cette question n’est toujours pas réglée.
Aujourd'hui la diaspora marocaine est visible dans tous les secteurs : médiatique, économique, politique, académique… mais néanmoins certains estiment que l’intégration de ces Marocains qui en sont à la quatrième génération n’est pas encore totale.
Hajar Oulad Ben Taïb : Cela dépend des indicateurs qui mesurent l’intégration. Si l’on tient compte du secteur d’activité, alors oui on peut affirmer que l’intégration est réussie puisqu’ils sont partout. Mais c’est plutôt un discours qui va mettre en avant l’inadéquation culturelle : les deux cultures ne seraient pas compatibles. Mais c’est une question qui se poserait alors à toutes les personnes qui ont une origine autre que belge. Par contre, ce qui est important, c’est que l’on retrouve dans la population la plus précarisée socio-économiquement, une population d’ascendance marocaine et qui va subir toute une série de discriminations. Il s’agit donc d’un problème non pas identitaire mais socio-économique.
Musulmans.be : 60 ans d’immigration marocaine en Belgique : une histoire qu’il faudrait, selon vous, enseigner à l’école ?
Hajar Oulad Ben Taïb : Bien sûr ! L’Histoire de l’immigration marocaine, à l’instar de toutes les autres immigrations, a contribué à façonner le visage contemporain de notre pays. On en parle à l’école mais cela ne se fait pas de manière systématique. L’histoire des migrations est une matière qui fait partie du programme scolaire mais des choix sont faits au niveau de la classe à cause des contraintes matérielles.